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Pussy Kate

« Pussssy-Kate ! Pussssy-Kate ! »


Elle l’entendit bien qui l’appelait mais refusa cette fois de bouger ; pourquoi serait-ce toujours à elle de sauter dans ses bras, de plonger ses yeux dans les siens, puis de se lover sur ses genoux, de s’installer près de l’aine chargée de cette odeur faite de noisettes écrasées, de sève de pin et d’herbe détrempée ? Hélas, il n’y avait rien à dire : il était irrésistible…


Les Schlimmer vivaient dans un immense chalet dont la vue donnait sur le mont Ventoux, la plus haute montagne de Provence. Leur fils vivait à Boston mais ils avaient une chatte dont tout le plaisir était de chasser, de se nourrir et de découcher fréquemment. Conçus par Herr Schlimmer lui-même, les trois étages du chalet bâti en pin sylvestre couvraient près de 380 m², y compris les pièces réservées aux domestiques. C’était un introverti que les habitants du cru appelaient volontiers « l’ermite de Saint Gall ». Les poutres apparentes, le double profil ondulé des rives et des couvertures, les rambardes curieusement dessinées pour encadrer les galeries signalaient sa touche habituelle : la signature d’un architecte international de premier plan. Le volume intérieur considérable et les hauts plafonds semblaient naturellement se prêter à de grandes réceptions mais celles-ci ne se produisaient jamais. Le balcon du dernier étage se projetait en surplomb d’une falaise de vingt mètres, comme le bec d’un oiseau humant l’air et l’espace… Bref, l’endroit idéal pour le repos d’une lignée suisse fatiguée, prête à s’enfoncer lentement dans un pli printanier et voluptueux de la nature, parmi les hêtres, les cèdres de l’Atlas et les pins qui bordaient abondamment les courbes en épingles à cheveux des routes sinueuses mais disparaissaient brutalement à seulement une cinquantaine de mètres du sommet : il n’y avait plus là qu’un terrain entièrement nu à l’exception d’un arbuste ou deux, comme le haut d’un crâne luisant au soleil lorsqu’a définitivement reculé l’implantation des cheveux. Or c’était précisément face à ce « mont chauve » – comme l’appellent les habitants – que Herr Schlimmer avait bâti son nid.


L’étrange apparence du mont Ventoux l’a rendu légendaire et de nombreux récits inquiétants circulent dans les environs de cette montagne que d’aucuns surnomment la « Bête de Provence ». Atteignant deux mille mètres d’altitude, il ne semble porter – vu du fond de la vallée – qu’une couronne de roche blanche et stérile. La pointe la plus éminente a l’air d’une sorte de téton provocant masqué par une couche de poudre fine mais seuls les rares cyclistes ou randonneurs audacieux s’aventurant jusqu’au sommet du « mont chauve » savent que cette blancheur éclatante n’est que du calcaire, dépourvu d’arbres ou de végétation. De loin, la montagne paraît pourtant recouverte toute l’année d’une neige éternelle.


La longue montée en voiture et les nombreux tournants des routes dissuadent fréquemment les invités des Schlimmer. Mais ceux qui s’y risquent sont toujours chaleureusement accueillis ; on leur sert un verre et s’ensuit la visite de l’aile ouest et de son impressionnant balcon à pic ; l’air vivifiant de la montagne emporte le tintement du cristal, les « zum Wohl ! » (bourbon pour ces messieurs) et les « santé ! » (champagne pour ces dames). Lors des soirées fraîches, l’épouse de Herr Schlimmer serre la tige de sa flûte entre le pouce et l’index, en hume légèrement les bulles et vide d’un seul trait son contenu mousseux. Puis elle l’éloigne d’un geste sémillant, laissant comme un sourire passer sur ses lèvres pour accompagner le regard d’un instant sur l’objet vide… Son mari lui jette alors un regard de côté tandis qu’elle s’approche et s’amuse à le frôler nonchalamment.


« Encore une autre ? » lui fait-il d’un ton désapprobateur tout en remplissant docilement la flûte. Puis il se tourne à nouveau vers les courageux invités grimpés jusqu’au chalet et leur parle avec son accent suisse alémanique découpant les syllabes : « Remarquez bien la position du mont Ventoux, dit-il toujours en prenant le temps de porter à ses lèvres le large rebord du verre à whisky, d’en prendre une gorgée et de faire tourner le bourbon contre son palais pour en inhaler les saveurs avec un évident plaisir ; le verre ensuite tendu vers l’horizon où une bande de lumière s’enfonce peu à peu dans la vallée, il explique avec fierté : Vous avez devant vous la plus importante chaîne de Provence. Elle domine toute la région… » Puis s’adressant à sa femme, il hoche la tête et renchérit : « Ja genau ! » (parfaitement).


Cette dernière enveloppe d’une main sa flûte tandis que l’autre se tend pour désigner la falaise ; elle hoche aussi la tête, lèche une bulle de champagne égarée sur ses lèvres et avance un commentaire sur la faune remarquable de la contrée : « Par temps clair, on aperçoit aussi bien les petits nicheurs que les grands rapaces ». Cette remarque lapidaire étant faite, elle sonne d’ordinaire le majordome et invite poliment ses invités à rejoindre le grand salon où la table du dîner les attend…


Herr Schlimmer était passé maître dans l’art des formules, des calculs statiques et des tables de prise au vent pour créer certaines des réalisations architecturales les plus avancées de toute la Suisse. Il avait été en son temps l’un des partis les plus convoités de Zurich. Il avançait droit devant lui, ne cédait jamais et possédait à cette époque une capacité d’endurance à la hauteur des fameuses quatre heures de sommeil de Napoléon. Longtemps resté célibataire, il avait un jour confié à sa mère qu’il venait enfin de rencontrer une femme à son goût. « Une femme du Nouveau Monde ? avait-elle dit en fronçant les sourcils ; mais qu’est-il arrivé à Gretchen, ta petite amie du lycée ? » Sa mère avait en fait toujours espéré préserver la pureté du sang bleu familial. Elle avait ainsi commandé à un peintre de St Gall le portrait de son fils. Agé de douze ans à l’époque des séances de pose éprouvantes qui s’en étaient suivies, le garçon n’avait eu que l’envie de s’enfuir loin de l’odeur ammoniaquée des couleurs acryliques envahissant le petit atelier, rentrant difficilement sa gêne, le menton relevé et le dos toujours plus endolori à chaque nouvelle touche du pinceau. Il lui en était resté le dégoût instinctif des chaises suisses à haut dossier en noyer. Les armes de la famille Schlimmer étaient pourtant toujours suspendues au côté de ce portrait dans le salon du chalet.


Jeune homme, il avait hérité des traits aquilins propres à la noblesse suisse alémanique. Il aurait donc pu faire la couverture de « Point de vue » mais – pour une raison ou pour une autre – il ne se trouvait pas beau et s’habillait avec discrétion, préférant les pantalons larges et le confort à l’élégance stylée.


Il n’avait jamais couché avec sa petite amie du lycée, ni d’ailleurs avec aucune autre — enfin jamais avec celles qu’il désirait vraiment… C’était un sujet qu’il ne pouvait pas aborder avec sa mère et elle n’avait aucune idée de la difficulté qu’il avait eu à trouver l’élue de son cœur. Mais à présent que cette femme était enfin là, elle allait devenir sa femme et l’une des missions de sa vie serait accomplie. En fait, épouser cette Américaine était aussi un moyen de divorcer d’avec sa mère avec tact ; la naissance d’Andy lui avait permis de mettre en location sa maison de Zurich et d’emmener sa jeune famille vivre en France sous un climat plus tempéré. Il avait ainsi bâti au pied des montagnes un refuge où il pouvait travailler sur ses projets dans une solitude monacale. Des précepteurs avaient été engagés pour Andy, ceci jusqu’à l’âge de six ans où on l’avait expédié dans un pensionnat de Zurich, celui où Herr Schlimmer lui-même avait appris les rites implacables de la précision suisse. La vie conjugale lui convenait bien. Il n’avait plus à expliquer aux curieux pourquoi il n’était pas encore marié. Au fil des ans, ses traits parfaitement ciselés s’étaient émoussés, son corps sec était devenu plus flasque et mou. Rien ne l’intéressait davantage maintenant qu’un rendu en 3D sur l’écran de son ordinateur, le principal compagnon de son existence du matin au soir, week-ends et vacances comprises.

…………………….


« Pussy-Kate ! Pussy-Kate ! » Sa voix résonnait sur toute la pente du terrain. « J’en ai assez ! Je ne vais pas continuer à te supplier de rentrer ! ». Il claqua la grande porte en chêne et rentra lui-même, son chemin le faisant passer devant la chambre de sa femme. La gouvernante avait fait de son mieux pour que la pièce conserve l’apparence qu’elle avait toujours eu. Un paquet de Dunhills, à moitié vide, était posé sur la table de nuit, à côté d’un livre ouvert. Il se força à continuer le long du couloir mais finit par revenir en arrière. L’instant d’après, il se trouvait debout dans cette chambre aux voluptueux rideaux de velours largement écartés. Il s’approcha de la table de nuit. Son parfum semblait monter des draps… Il s’assit, sentant comme la souplesse du corps de sa femme traverser sa mémoire : un souvenir irrésistible, exigeant et pourtant soumis tout à la fois. A l’angle du lit, la table de nuit et son dessus de marbre n’avaient pas bougé, ni le livre ouvert. Il en fit tourner les pages et le referma, jetant un bref coup d’œil à la couverture et murmurant pour lui-même : « Müll… N’importe quoi… » Il le replaça ensuite exactement dans sa position d’origine, ouvert à la page 134. Ce n’était pas sa faute, après tout. Non, lui n’avait pas changé. C’est elle qui avait changé depuis qu’Andy était devenu grand, les avait quittés et avait fait sa propre vie… Oui, elle avait changé ; et le changement est toujours désagréable et inutile. Son regard retomba sur le livre. Un morceau de papier blanc portant son écriture s’était échappé et avait atterri au sol. Il fallait toujours qu’elle griffonne des choses. Même la nuit, plus il était tard et plus elle écrivait. Il ramassa le papier, en fit une boule et s’apprêta à le jeter. Mais bien sûr il ne jetait jamais rien… Il s’efforça donc de déplier le papier chiffonné, le replaça sous le livre, se leva pour quitter la pièce mais revint encore sur ses pas et se rassit. Il reprit le morceau de papier froissé et le considéra avec un soudain désir de le brûler. Mais il allait d’abord le lire.

Amour; un mot qui n’existe pas dans son dialecte.


Faire l’amour; les Allemands disent plutôt : « Ich möchte mit dir schlafen » ou « Sex haben », c’est-à-dire « je voudrais coucher avec toi » ou « avoir des relations sexuelles ».

« Müll… » fit-il à nouveau d’un ton sifflant. Puis il aplatit bien le papier et le replaça sous le livre.


…………………….


Tapie dans les environs verdoyants du chalet, Pussy-Kate était en chasse. Un troupeau qui paissait à flanc de coteau venait de sentir sa présence et tous les moutons s’étaient regroupés pour faire masse, s’éloignant précipitamment de la route en faisant tinter leurs clochettes. Leurs « bêh bêh » inquiets résonnaient à présent sur un fond de silence, avertissant chacun d’un danger proche. Parsemé sur les pentes, ce bétail s’occupait d’ordinaire à arracher méticuleusement les touffes d’herbe qui croissaient plus hautes à la lisière de la route, le dénivelé leur évitant aussi d’avoir à tendre le cou. Seul parfois surgissait un essaim de cyclistes vêtus de couleurs criardes, balayant la descente abrupte comme un vol d’insectes avant de disparaître au tournant de la route.


C’était là précisément son terrain favori pour chasser — les volatiles en particulier. Il y avait toute une variété d’oiseaux près de la bergerie : des dizaines de nicheurs mais aussi des rapaces impitoyables, y compris des autours et des circaètes. La brise fraîche avait ramené vers elle l’odeur d’une mésange bleue et, cachée derrière un cèdre de l’Atlas, Pussy-Kate s’apprêtait à bondir sur le petit oiseau coloré… Mais une imposante laie courut se mettre en travers, la mère sanglier suivant la trace d’un renard qui lui-même avait reniflé la présence de ses marcassins endormis à l’ombre. Un agneau bêla. Le troupeau de moutons s’enfuit immédiatement dans une autre direction. La laie chargea le renard. Une défense s’éleva du nuage de poussière pour aller embrocher la fourrure couleur de rouille. Les marcassins bondirent et se réfugièrent en demi-cercle autour de leur mère. Leurs petits grognements aigus se transformèrent en un grondement plus sourd tandis que leur mère éventrait le cadavre de l’ennemi étalé devant elle.


Pussy-Kate n’avait pas bougé d’un pouce et se concentra de nouveau sur la mésange bleue qui avait trouvé refuge dans le trou d’un gros chêne vert. L’oiseau pointa son bec hors du trou, inclina sa tête blanche coiffée de bleu sur la droite, puis sur la gauche. D’un petit saut timide, elle s’avança – fragile – pour se pencher vers une branche plus basse où une araignée s’activait furieusement pour dégager la mouche que les rayons soyeux de sa toile retenaient prisonnière. La mésange battit des ailes, modula quelques notes et fit une sorte de saut périlleux qui lui permit juste à temps d’attraper l’extrémité de la branche ; suspendue tête en bas par ses petites serres solides, elle préleva l’araignée sur sa toile et vola jusqu’à terre. C’est alors que Pussy-Kate surgit hors de sa cachette et bondit sur le volatile dont le cou souple craqua délicatement comme une baguette. L’araignée tomba de son minuscule bec, lança ses pattes fuselées dans une course éperdue et disparut parmi les brins d’herbe que courbait doucement le vent. L’oiseau gisait sur le sol, sur d’autres brins d’herbe aplatis, sa poitrine vert-anis se soulevant encore doucement. Ses yeux rencontrèrent ceux de sa meurtrière. Pussy-Kate tendit alors sa patte fourrée vers la tête de l’oiseau et lui donna une tape délicate ; elle fit ensuite le tour de sa victime — une fois, deux fois, l’observant avec beaucoup d’attention. Puis la chatte s’assit sur son séant, étira une patte avant et sa langue d’un rose vif jaillit de sa gueule pour entamer ses ablutions et lécher savamment la patte en question. Puis elle se releva, chassant d’un coup de queue une mouche qui bourdonnait près de son arrière-train. Le soleil allait se coucher à l’horizon. Elle cligna des yeux et s’intéressa de nouveau au petit paquet de plumes dont les pattes étaient maintenant rigides, perpendiculaires aux brins d’herbe. Elle lui donna une nouvelle tape rapide, l’examina de nouveau en tournant tout autour et en le reniflant de haut en bas ; enfin, prenant un air tout simplement satisfait, elle se mit à jouer avec la queue d’un bleu violacé et – saisie d’une joie sans mélange – bondit à nouveau sur le cou de l’oiseau qu’elle saisit entre ses deux pattes pour le faire sauter en l’air — une fois, deux fois, jusqu’à ce qu’il retombe sur le dos et gise à nouveau là, ses toutes petites serres crispées sur le vide par la mort.


Elle n’avait peur de rien, à l’exception de ces effrayantes bandes de couleurs vives qui passaient parfois en trombe : les cyclistes avec leurs corps tendus par l’effort, pliés en deux sous le vent, leurs pieds moulinant sans pitié sur les pédales, leurs yeux fixant l’espace vide des courbes de la route. Ce soir-là, ils lui firent l’effet d’un nuage de sauterelles prêt à fondre sur elle… Une masse de couleur approchant à grande vitesse ! Prise de panique, elle bondit sur ses pattes arrières et fonça retrouver la maison, dévalant la pente et traversant tout un bout de vallée sans même prendre le temps de passer voir Marly, Fritz ou Castor. Elle courut de plus en plus vite, oubliant complètement toute idée de chasse. Le crépuscule venait : elle pourrait donc s’introduire par l’entrée de service sans être vue. Elle s’approcha discrètement, calmement. Il faisait froid dehors et elle voulait être dans ses bras, le sentir qui lui caressait les côtés, le poitrail, le ventre ; l’entendre murmurer « Pussy-Kate ». Bien entendu, il allait falloir l’amadouer. Cela ne lui venait pas naturellement, ces mots tendres — comme son petit nom « Pussy-Kate ». Les câlins, les caresses, rien de tout cela n’était facile pour lui… Et ce serait d’autant plus difficile à obtenir qu’elle n’était pas rentrée ce matin quand il l’avait appelée.


Lorsqu’elle atteignit le chalet, elle l’entendit de nouveau l’appeler : « Pussy ! Pussy ! Pussy ! ». Imaginant déjà la chaleur de la cheminée, ses oreilles se dressèrent.


« Où étais-tu passée, petite garce ? » Il sortit de sa poche un mouchoir et s’en servit. Il venait d’entrouvrir la porte de l’entrée principale et se tenait là au côté de la gouvernante.


Frau Schmidt ouvrit la porte en grand. Sa forte voix remonta jusqu’au sommet des collines, d’écho en écho : « Pussssssy-Kate ! ». Plantée sur ses robustes jambes en V, sa solide silhouette de matrone remplissait toute l’entrée mais laissait assez d’espace libre pour que la chatte puisse courir se glisser à l’intérieur. Pussy-Kate se dirigea vers le salon. Sentant la pointe d’une chaussure frôler son poitrail, elle émit un son qui finit en feulement lorsqu’elle vit Herr Schlimmer faire mine de lancer l’autre pied vers elle. Il la regardait d’un air sévère. « Petite garce, où étais-tu donc passée ? » Son haleine détonait sur l’air pur de la nuit : rance, mêlant des effluves de lait tourné, de pipe froide et de bourbon. « Comme si ça ne te suffisait pas d’aller mendier dans la cuisine des voisins ! Ne nie pas : je t’ai vue te castagner avec Fritz ! Ose dire que c’est faux ! » Sa voix était montée d’une octave.


Frau Schmidt portrait le tablier de coton typiquement Suisse, c’est-à-dire d’une aveuglante blancheur javellisée. Se tournant vers Herr Schlimmer et fronçant ses épais sourcils, elle posa les mains sur les hanches comme pour souligner son inquiétude : « Monsieur, vous pourriez peut-être poser votre verre. Je crois – si je puis me permettre de vous le dire, Monsieur – que vous êtes ce soir un peu tendu… »


Il se redressa et murmura « Ja, genau ! » tout en lui tendant le verre. Mais pris d’un doute, il arrêta son geste et reprit le verre. Puis, lui ayant tourné le dos, il se dirigea vers le portait de Frau Schlimmer qui était accroché dans l’entrée. D’un doigt hésitant, il essuya un peu de poussière accumulée sur le bord et rétablit la position du cadre qui s’était légèrement incliné de travers.


« Monsieur, reprit avec douceur la gouvernante aux dents mal plantées, je sais que ce n’est pas facile mais il ne faut pas passer vos nerfs sur Pussy-Kate.


« Dîtes plutôt Pussy la garce ! Toujours en vadrouille, toujours prête à se faire sauter par tous les chats du voisinage, toujours à leur voler leur pâtée —comme si on ne la nourrissait pas, cette petite traînée ! »


La gouvernante releva un sourcil et se rapprocha de lui. Son sourire aux dents mal plantées avait disparu, cédant la place à un menton mou tombant au bas d’une expression discrètement réprobatrice. « Monsieur, ce ne sont pas des propos corrects. C’est le scotch qui parle — pas vous », dit-elle tout en s’efforçant de lui ôter de la main le verre à whisky.


Le sujet de la discussion les contemplait pendant ce temps tous les deux, affectant l’indifférence. Mais en son for intérieur, le petit cœur de Pussy-Kate était près d’exploser. Son regard suivait chaque geste de Herr Schlimmer : ses mains tremblantes, ses tics nerveux trahissant l’impossibilité de trouver son calme. Tout cela ne lui ressemblait vraiment pas. Il avait changé. Depuis que Frau Schlimmer l’avait quitté cette nuit-là. Il n’était plus le même homme… Etait-ce son protecteur, cet excité ? Pour la première fois, la chatte eut peur d’autre chose que de la horde cycliste qui empruntait parfois la route du mont Ventoux.


Discordante, la voix de Herr Schlimmer rompit le silence : « Dehors ! Foutez-moi dehors cette petite salope ! ». Et il fit mine de viser Pussy-Kate pour lui envoyer le verre au museau. Frau Schmidt s’interposa et lui arracha le verre que sa main ne serrait plus vraiment. Pussy-Kate sauta sur le manteau de la cheminée et prit l’air indigné, drapée dans sa dignité. Elle tourna la tête pour les considérer avec un parfait dédain — qui masquait cependant les battements affolés de son cœur.


« Monsieur, je crois qu’il est temps d’aller vous coucher ». Frau Schmidt lui prit le bras et le conduisit en direction de l’escalier en colimaçon plein de ténèbres. Obéissant, il gravit les marches d’un pas mal assuré et rejoignit sa chambre dont il ferma la porte.


…………………….


Lorsque le téléphone sonna, Frau Schmidt se précipita vers le coin du salon où Pussy-Kate était assise. Elle décrocha le combiné. « Allô ! Allô ! » répéta-t-elle, le second « allô » étant légèrement plus marqué que le premier.


«Vera — c’est Katherine », lui répondit une voix douce et bien connue.


La gouvernante s’exclama : « Frau Schlimmer ! »


Pussy-Kate se rapprocha de Frau Schmidt, prit la pose de profil et s’arrangea pour que son oreille se trouve directement à la hauteur du combiné.


« Frau Schlimmer, je ne vous entends plus. La ligne est mauvaise ! »


« Appelez-moi Katherine, je vous en prie, Vera. »


« Frau Schlimmer, » insista la gouvernante, « il faut que vous reveniez. Il ne va pas tenir le coup très longtemps. »


« Pour rien au monde, Vera ! J’appelais uniquement parce qu’Andy va revenir à la maison et qu’il faut qu’il sache. Je ne lui ai encore rien dit et je ne veux pas qu’il entende la version de son père en premier. C’est vous qui devez lui dire pour moi… lui dire toute la vérité ! »


« La vérité ? Mais quelle vérité, Frau Schlimmer ? »


« Appelez-moi Katherine, Vera, Katherine ! »


« Il faut que vous reveniez. Rien n’a changé. J’ai gardé votre chambre exactement comme elle était, propre, bien rangée. Vous vous sentirez parfaitement chez vous. Rien n’a changé. Enfin, sauf lui. »


« Il ne changera jamais, Vera, jamais. C’est précisément pour cela que je suis partie. »

« Mais vous avez tout ! Que pouvez-vous désirer de plus ? Je sais que ce ne sont pas mes affaires mais il me semble que… enfin, vous avez vraiment tout ! Quand vous l’avez rencontré, il faut bien dire que… »


« Vera, je sais ce que vous pensez mais vous vous trompez ! »


« Alors, il faut revenir. Je ne peux pas m’occuper de lui toute seule. »


« Jamais ! »


« Pour Andy — il le faut ! »


« C’est bien pour cela que je vous appelle, Vera. Je vous en prie, écoutez-moi. Je compte sur vous. Je n’ai personne d’autre à qui m’adresser. Promettez-le-moi ! Promettez-moi que vous lui parlerez avant que son père ne le fasse — vous me le promettez ? »


Les yeux verts de Pussy-Kate clignèrent puis s’ouvrirent en grand, découvrant ses énormes pupilles noires à présent dilatées par la nuit.


« Je vous le promets. Mais il m’a dit certaines choses, déjà, et j’ai des yeux pour voir… J’ai aussi un cœur. Il souffre, Frau Schlimmer. »


« Arrêtez ça, Vera ! Et écoutez-moi bien. Qu’est-ce qu’il vous a dit ? Que lorsqu’Andy est devenu adulte et est parti aux States sa mère est devenue une vamp ravagée par la luxure ? Vous le croyez vraiment ? Ce n’est pas pour le sexe que je suis partie — c’est pour l’amour, ou plutôt l’absence d’amour. Une femme ne décide pas un beau matin de faire ses valises pour s’amuser ; elle essaye de combler un vide — un abîme en ce qui concerne mon cas. Puis elle se tut un instant. Savez-vous ce que l’on ressent lorsqu’on a l’impression de ne pas exister ? C’est avec son ego qu’il est marié, pas avec moi ! Elle se tut de nouveau et prit une profonde respiration. S’il vous plait, dites à Andy que je le verrai bientôt. Et ne laissez pas son père lui empoisonner l’esprit avec ses « Müll », avec tout son « Spiel »[1] habituel ! Promettez-le-moi ! Vous avez de l’influence sur lui… Nouvelle pause. Vous me comprenez ? Je n’ai aucun motif caché. Je veux juste me sentir vivante, pas momifiée dans le bon goût ! »


« Mais comment allez-vous vous en sortir ? Comment allez-vous survivre, toute seule ? »

Il n’y eut aucune réponse, rien que le hululement d’une chouette dans le brouillard de la forêt.


« Frau Schlimmer, allô, Frau Schlimmer ? »


La gouvernante raccrocha doucement le téléphone. Perplexe, elle glissa ses deux mains dans son tablier et soupira.


La fenêtre placée derrière le rebord doré de la méridienne Louis XVI était entrouverte ; la nuit pleine de clair de lune en profitait pour envahir le vaste salon, projetant une ombre inquiétante sur le portait de Frau Schlimmer situé juste en contrebas, près de l’écritoire. Pussy-Kate tourna le dos à Frau Schmidt, étira ses pattes arrière et – d’un seul bond – s’enfuit par la croisée.


Si l’on y songeait bien, elle connaissait la vie et ses ficelles. Elle ne se montrait pas n’importe où et ses amours étaient celles qu’elle choisissait… Elle n’était pas belle et le savait parfaitement mais malgré son apparence physique – son orteil en moins et son œil enfoncé – elle était une excellente chasseuse — et cela valait tout le reste.


La chatte se retourna pour contempler la fumée chaude qui s’échappait de la cheminée du chalet, se souvenant de l’odeur de Bratwurst, de l’odeur d’œuf fétide de son entrejambe, de la chaleur saline de ses aisselles hérissées de poils, de toutes ces choses qu’elle avait appris à trouver confortables… Qu’est-ce qui la retenait ? Etait-ce la crainte ? Etait-ce lui ? Oui et non. Un peu des deux, sans doute. Son cœur battait la chamade. Elle fonça directement vers le bois où Marly, Fritz ou Castor l’attendaient probablement au moment même.


[1] « Spiel » au sens de baratin, laïus, discours déformant la réalité.


Traduction : Jean-Baptiste Picy https://tieflander.tumblr.com/ (plater@libertysurf.fr)


Copyright © 2018 Sydney Alice Clark .



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