On m’a jeté comme un agneau parmi les loups.
Il m’a appris à être aussi rusé que les serpents et aussi doux que les colombes,
mais eux m’ont appris à devenir un loup.
Et je dois à présent combattre. Pour la Vie.
Je leur barrerai le chemin avec le glaive qui sort de ma bouche.
The Reaper’s Digest, Livre I
Je me souviens de nombreux dimanches matin de mon enfance où, à mon réveil, je trouvais ces caissettes de balsa remplies de fruits ou de légumes de saison empilées à l’ombre du perron et que maman n’avait pas eu le temps de me cacher pour me faire croire qu’elle les achetait elle-même au marché. Les voir me révulsait : le sang me courrait dans les veines, me montait à la tête et mon cœur se mettait à battre si fort contre ma poitrine que j’avais peur d’être possédé par une sorte de démon. Je me sentais comme coupé en deux ; une moitié voulait croire à ce que maman disait : j’étais un petit garçon et il fallait que je mange une nourriture saine ; j’avais même de la chance d’avoir tout ça… Mais l’autre moitié l’emportait, me disait que je n’étais plus un gamin et qu’il fallait regarder la vérité en face. Cette moitié-là était comme une plaie : elle puait la viande pourrie, elle envoyait des ondes de choc à mon cerveau, menaçant de le faire imploser dans un vortex de toutes les teintes de sang possibles et imaginables, de projections liquides coulant du tranchant affûté et luisant d’une hache — celle que maman utilisait l’hiver pour abattre les branches d’arbre qui nous servaient de bois de chauffage et alimentaient la cheminée. J’avais chaud, si chaud que mes oreilles me brûlaient, cramoisies, et que de petites gouttes de transpiration perlaient sur l’arc de Cupidon de ma lèvre supérieure, puis glissaient jusqu’à mes aisselles, jusqu’à ce que je sois couvert de ma propre sueur, avec toujours ces pensées, ce vortex dans ma tête tournant comme un kaléidoscope…
Je ne comprenais pas tout mais je savais que quelque chose de mal se passait. J’étais un petit homme et il fallait que je réagisse ; maman avait donc probablement raison : il fallait que je mange, un point c’est tout. Maman disait que si je ne mangeais pas, je ne grandirais pas, que je n’aurais ni la taille, ni la santé. La bonne santé je m’en moquais ; mais je voulais devenir grand et fort, très fort. Il fallait donc que je mange mais je ne voulais que ces choses entassées dans les caissettes de balsa aillent tourner dans mon estomac. Il n’y avait rien de bon pour moi là-dedans : ni les pêches, ni les bananes, ni les myrtilles, ni les pommes sauvages, ni les haricots verts ou en grains, ni les choux – frisés ou non-, ni les épinards, ni les patates douces, ni les ignames — même la pastèque ne me mettait pas l’eau à la bouche. Et Dieu sait pourtant que j’avais faim : j’étais mince comme un clou ! Nos placards étaient vides la plupart du temps… Mais je ne rêvais surtout pas de voir ce genre d’abondance sur la table de ma mère ; je savais d’où ça venait : de la plus grosse ferme de Puntville, notre petite ville de Géorgie. La moitié était vendue sur place, le reste partait dans le Nord où la marge était beaucoup plus avantageuse. Tout le monde à Puntville connaissait « Jenky Farm » : impossible de ne pas la repérer avec sa longue clôture de bois bordant l’ancienne grand’ route, Old Puntville Highway où les cerisiers, les magnolias et les pommiers se découpaient sur l’horizon, où le bétail paissait calmement et les chevaux se groupaient autour des abreuvoirs, chassant mollement les mouches avec leur queue dans la chaleur du jour d’été.
La nuit, le bétail restait dehors mais les chevaux étaient rassemblés et rentrés dans la grange pour qu’ils ne prennent pas froid ; non pas que l’on se soucie vraiment de leur bien-être mais c’était des chevaux de trait plutôt coûteux. Une partie de la ferme servait à l’élevage de bovins et de moutons de qualité supérieure. Il y avait aussi des chèvres et des vaches laitières mais l’essentiel des terres était dévolu à la récolte du blé et du maïs. Un peu après les étables réservées aux chevaux de trait, il y avait un chemin qui menait à la gare de Puntville, placée pile entre « Jenky Farm » et mon quartier. Les rails se frayaient un passage, tiraient un long trait de métal au cœur de la campagne dont les plaines vallonnées de collines douces s’étendaient sur des miles et des miles jusqu’à Philadelphie.
Une grosse pancarte en bois signalait la gare : « Punville ». J’en avais honte : quelqu’un avait oublié une lettre et le nom de la ville s’étale encore aujourd’hui comme ça — « Punville » ; en fait, c’est plus fidèle à la prononciation du coin, parce qu’ici les consonnes sont généralement traînantes, mal prononcées ou carrément avalées. J’y passais beaucoup de temps, dans cette gare — à regarder les trains qui passaient de temps à autres dans un bruit de ferraille. Puntville était un arrêt important pour la collecte des produits agricoles et le dépôt de chevaux pour les petits attelages. Il y avait un petit corral pas loin de la gare pour garder ceux qui venaient d’arriver, la plupart seulement attachés par des brides. Ils ne survivaient pas tous aux wagons fermés et à l’excès de vibrations et de bruit du trajet vers le Sud. Pour ces chevaux de trait, lourds et à robe épaisse, être ainsi convoyés depuis leurs prairies natales du Nord jusqu’à Puntville était un choc épouvantable. Pour ceux qui survivaient à ce supplice – à l’inhalation des fumées de locomotive, au manque d’eau et de fourrage – une autre épreuve se présentait : « Jenky Farm ». J’en savais bien davantage que les autres au sujet de cette ferme parce que j’y travaillais à mi-temps comme garçon d’écurie après l’école. Ces chevaux m’ont appris la robustesse, la patience, la grâce et la docilité. Je me sentais plus proche d’eux que de qui que soit d’autre à Puntville. Anonymes toute leur vie, ils travaillaient jusqu’à leur mort chez le fermier Jenkins ; mais j’avais trouvé des surnoms pour la plupart d’entre eux. La Percheronne noire comme le jais s’appelait pour moi « Harmony » bien qu’elle ne soit qu’une jument quelconque et même plutôt du genre capricieux. Elle avait une allure admirable, roulant ses pas même lorsqu’elle était attelée et tirait un chargement de semences de maïs. Le cheval de labour qui pouvait fendre comme un couteau les sillons d’un bout à l’autre des vastes champs était un hongre à la robe blanche et lisse que j’appelais « Sabre ».
Comme je disais, j’avais toujours faim. J’aurais mangé des choux frisés et de l’aubergine grillée – ce que je détestais le plus de tout ce que maman mettait sur la table – pendant des semaines et des semaines plutôt que d’avaler une seule pêche ou une seule prune venant de la ferme de Jenkins. Rien que de voir une pastèque fraîchement ramassée dans son potager me collait des crampes d’estomac. Mama me suppliait mais ça ne changeait rien. Je secouais la tête de dégoût. Elle m’envoyait au pasteur pour qu’il « me mette du plomb dans la tête », comme elle disait. Le pasteur Jacobs et moi étions comme deux frangins. Un jeunot énervé et un vieux crabe qui connaissait la vie — nous étions devenus inséparables au fil du temps. Il avait de bonnes intentions, il essayait de me faire voir ces fruits et ces légumes comme les dons de Dieu, comme sa « corne d’abondance », comme il disait. « Mon garçon, tu dois remercier le Seigneur de te permettre de partager sa munificence ! » — combien de fois ne m’a-t-il pas répété ça… J’avais ma propre idée sur le sujet mais je me taisais la plupart du temps, parce que je savais que dire ce que l’on pense vraiment était dangereux dans cette petite ville, très dangereux. Je me forçais à faire bonne figure et à pratiquer la retenue. Pour autant, à l’intérieur, mon sang bouillait… C’est pour ça que je me suis mis plus tard à la boxe, avec Franky et mes potes. Au fond de moi, je pensais qu’aucune justice ne valait un bon coup de poing mais maman préférait les sermons. Plus je grandissais et moins elle aimait mes potes ; je lui avais juré de ne jamais devenir boxeur professionnel — jamais. Je devais devenir comme le pasteur Jacobs. D’ailleurs je savais déjà comment rassembler une petite foule et les exciter, juste avec des mots. « La parole est mon glaive » disait le pasteur. Il trouvait que j’avais un talent naturel d’orateur. En fin de compte, je m’étais décidé à suivre la même carrière que lui et je passais toutes les heures du jour et de la nuit à lire l’Ecriture à ses côtés.
Mais rien ne pouvait effacer le souvenir que j’avais de ce vieil homme qui était arrivé un jour à notre porte comme un chien errant, traînant la jambe droite dans la poussière et remontant sa salopette. Ce qui me faisait vraiment bouillir, c’est le bouquet de fleurs de cornouiller qu’il posait à côté des caissettes de balsa pendant les mois d’été. Parfois j’avais le temps de repérer ces fleurs avant que maman ne les prenne ; je fonçais les jeter à la rivière, en bas de la rue. Tout le monde dans le Sud sait que les cornouillers sont sacrés ; il y avait même cette chanson que nous avons tous chantée dans notre enfance :
“When Christ was on earth, the dogwood grew
To a towering size with a lovely hue.
Its branches were strong and interwoven,
And for Christ’s cross its timbers were chosen.
“Being distressed at the use of the wood,
Christ made a promise which still holds good:
‘Never again shall the dogwood grow
To be large enough for a tree, and so,
Slender and twisted it shall always be,
With cross-shaped blossoms for all to see.
“’The petals shall have bloodstains marked brown,
And in the blossom’s center a thorny crown.
All who see it will think of me,
Nailed to a cross from a dogwood tree.
Protected and cherished this tree shall be,
A reflection to all of my agony.
La vie était déjà assez dure pour maman et moi sans que ces fleurs de mauvais augure viennent embaumer notre maison. Certaines nuits, j’entendais le bruit de ses bottes qui écrasaient le sol, calmement, régulièrement ; je sentais cette odeur de savon bon marché et de « Clubman aftershave » qu’il laissait derrière lui. Mais toute cette fausse propreté n’effacerait jamais – je le savais parfaitement – toute la fange qui s’entassait sur son âme ; qui lui collait jusque sous les ongles. Il était riche mais ce n’était pas un gentleman — oh ça, non.
« Souviens-toi, mon fils : L’Eternel est mon berger : je ne manquerai de rien » me faisait le pasteur en me désignant du doigt le Psaume 23[1].
« Je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ta houlette et ton bâton me rassurent » continuai-je d’une voix trainante et bien obéissante. Mais je n’avais plus besoin du Livre. Je citais de mémoire, essayant de m’imaginer le Seigneur, Notre Père, avec de grandes lèvres pleines, des yeux marrons et doux et d’abondantes mèches de cheveux aux belles boucles tombant comme de grands ressorts en cascade sur sa poitrine, formant comme une chasuble grise jusqu’à sa taille. S’il était om-ni-présent – un de ces mots compliqués que le pasteur m’avait appris -, il pouvait donc se trouver aussi à Puntville, en train de garder un troupeau de chèvres à la ferme de Jenkins, sur le terrain qui borde Clay Street où j’habitais. Et je continuais ainsi d’imaginer Notre Père maniant sa houlette pour faire régner la justice à Puntville ; je le voyais même – un jour prédestiné – châtier Jenkins pour toutes ses fautes.
« Lorsque le Seigneur viendra à Puntville, va-t-il chasser Jenkins ? »
« Ca, mon fils, cela ne dépend pas de nous. Le pasteur Jacobs me fixait en le disant, comme pour s’excuser. Il faut être humble et savoir endurer l’adversaire, mon petit. »
Je pris le temps de bien écouter ce nouveau mot : ad-ver-saire, ces syllabes qui passaient sur sa langue comme du miel. La voix du pasteur Jacobs était douce et rassurante. Lorsque je venais le voir, il me faisait asseoir sur un fauteuil en osier. Il en prenait un autre pour lui mais plaçait deux bibles sur le mien pour être sûr que je sois à sa hauteur. Je lisais lentement tandis que son index noueux soulignait les passages importants. Si je me trompais, il fallait que je recommence. Je finis par connaître quasiment par cœur tous les Evangiles : Matthieu, Marc, Luc et Jean. C’était après l’école que je venais voir le pasteur Jacobs. Pendant des heures nous traversions les déserts, les montagnes et les mers, explorions l’Egypte, la Lybie et Jérusalem où les nuits se passaient sous des lunes en croissant, où des frères d’armes s’arrachaient la langue, où des batailles sanglantes couvraient les plaines desséchées du désert, où les martyrs et les esclaves tombaient dans les filets de leurs bourreaux. A chaque nouvelle révolution sur son axe, la terre fumait de nouvelles plaies mal séchées ; à chaque nouvelle page tournée, nous buvions le sombre élixir des sermons et des prophéties. Nous tremblions ensemble tandis qu’avançait son doigt : ma voix passait par tous les tons de l’angoisse, de la peur et de la honte. Lorsqu’il s’arrêtait pour souligner un point crucial, je lui demandais de me l’expliquer, car ce voyage aux pays lointains, si distants de Puntville et pourtant si étonnamment familiers, racontait vraiment ma propre histoire, malgré toutes les distances. Ces pays étaient sans doute étrangers mais ces êtres ne l’étaient pas… Car moi aussi, tout comme le Seigneur, je vivais parmi les bêtes féroces.
« Et ils crachaient contre lui, prenaient le roseau, et frappaient sur sa tête » (Matthieu 27: 30).
J’avais la respiration coupée. Mes poings se serraient, puis se détendaient nerveusement. Je cherchais mon souffle. L’espace d’un instant, je me sentais aplati, comme un boxeur essayant de reprendre conscience ; appréhendant déjà de revoir la silhouette effrayante de son adversaire penché sur lui, le regard triomphant, le corps tendu contre les cordes, les dents raclant le protège-dents, les pieds effectuant de petits pas de danse pour faire circuler le sang, les jambes prêtes à bondir.
« Mais ce n’est pas juste ! » m’écriais-je.
Le pasteur Jacobs prenait mon poing fermé et le plaçait sur la Parole du Seigneur. Sa voix calme tombait comme un baume sur mon esprit enfiévré. Le vieil homme était mon repère, le père auquel faire confiance : ce qu’il y avait de plus proche du ciel. Les notes riches et denses de sa voix de baryton coulaient de ses lèvres ; elles me frappaient avec une telle force d’émerveillement, si irrésistible, que je n’écoutais plus vraiment les paroles prophétiques : « une porte était ouverte dans le ciel. La première voix que j’avais entendue, comme le son d’une trompette, et qui me parlait, dit : Monte ici, et je te ferai voir ce qui doit arriver dans la suite » (Apocalypse de St Jean, 4 :1).
Je venais d’avoir douze ans et connaissais le pasteur Jacobs depuis l’école primaire. Maman m’avait dit qu’il nous avait été envoyé ici à Puntville après avoir longtemps servi le Seigneur quelque part dans le Nord. Nous ne manquions jamais un seul de ses sermons du dimanche. Lorsque le blanc de ses yeux commençait à rouler dans l’orbite et que ses lèvres se mettaient à trembler, je savais qu’il allait entrer en transe, comme un prophète. Il se mettait à psalmodier : « Si tu me vois pleurer, oui Seigneur—ce n’est que pur amour (oui Seigneur), ce n’est que pur amour ! ». C’était l’Esprit Saint, me disait maman, qui venait veiller sur nous. Les gens autour de nous élevaient la voix, soulevés d’enthousiasme jusqu’à l’extase. C’était comme un moment d’intense jubilation, nous étions tous ensemble, formions comme un seul corps se balançant d’avant en arrière, au même rythme ; tous nos membres se déplaçaient dans l’espace comme les tiges d’un même et énorme métronome. Je me laissais aller le plus que je pouvais : je voulais être ce qu’elle voulait que je sois. Je prenais de grandes inspirations en serrant les poings, puis les relâchais en expirant. Mes poches étaient trempées par mes mains pleines de sueur, si bien que les pages de l’Evangile de St Luc collaient ensuite sous mes doigts. Ma mère, elle, tenait sa bible collée contre sa poitrine. J’aurais tellement voulu être cette bible-là, à cet instant précis. Et si j’avais pu dire ces prophéties comme Saint Luc lui-même, alors je crois qu’elle m’aurait traité comme un homme, je n’aurais plus été son petit Johnny…
C’est pour ça que j’avais décidé de demander au pasteur Jacobs de s’occuper du fermier Jenkins, puisque le Seigneur semblait avoir décidé de l’oublier et que j’étais encore un trop petit garçon pour m’en occuper moi-même. De toutes façons, j’avais juré de prendre soin de maman comme elle voulait que je le fasse : par la foi. J’avais juré de ne jamais l’abandonner. Je deviendrais un Enfant du Seigneur et – avec l’aide du pasteur Jacobs – je décrocherais mon diplôme de fin d’études au lycée et j’irais en faculté de théologie. Je lui avais promis ; je l’avais aussi promis au pasteur Jacobs — mais à moi-même, je n’avais rien promis. Je ne pouvais pas le faire parce que nous étions deux : celui qui voulait aider maman comme un ange de miséricorde, comme le berger qui lui apporterait la paix et l’espoir ; et l’autre, celui qui disait toujours que je ne pouvais la protéger que si j’étais fort, que si je laissais mes poings parler, pas ma langue. Voilà toute ma jeunesse : coincé dans un corps où il y avait deux personnes différentes. Je venais de découvrir que j’étais moi-même mon pire ennemi, mon pire adversaire. Je ne savais pas quel plan adopter pour protéger maman — mais c’était tout ce que je voulais : la protéger, comme elle m’avait toujours protégé.
J’allais donc voir le pasteur Jacobs de plus en plus souvent, avec toujours plus de questions brûlantes au tréfonds de moi.
« Ce n’est pas juste, ce qu’il fait à maman » disais-je en reprenant mon souffle, les yeux levés sur lui. Mes mâchoires se contractaient, mes dents se serraient et mes petits poings étaient avides d’en découdre avec mon « ad-ver-saire ». Mais le pasteur Jacobs me rappelait la corne d’abondance, les bonnes actions du fermier Jenkins et mon serment de servir le Seigneur. Il prononça aussi cet avertissement : « Le Seigneur est ton berger. Ne porte pas ta colère sur tes frères si tu ne veux pas être parmi leurs victimes, comme l’homme de Cyrène qu’ils forcèrent à porter la croix du Seigneur » (Matthieu, 27 :32).
Je ne lui demandai pas alors de m’expliquer ce que cela voulait dire. Je savais que ses paroles me désapprouvaient ; m’avertissaient que les cornes de l’honneur et de la dignité outragée qui poussaient sur mon front devaient être rabaissées.
Je trouvais refuge à son église. Nous parlions jusqu’à ce qu’il me renvoie gentiment avec les dernières lueurs du jour. Une fois les portes closes, j’entendais le métal de la clef rouillée racler contre les crans du barillet avant que le révérend – à l’intérieur – ne s’éloigne du porche et retourne vers l’ombre calme de son presbytère…. Quant à moi, je m’en retournais vers Clay Street où j’habitais l’une des maisons alignées les unes après les autres sur une rangée minable, avec un peu d’herbe poussant au hasard entre elles, comme des cheveux épars sur un crâne dégarni. Ce quartier sinistre était pourtant le fleuron du programme d’urbanisme de M. Atkins, le maire de Puntville. Les pelouses étaient séparées par quelques mètres d’allées de terre battue pour garer les voitures. Cà et là dans les jardins à l’arrière se voyaient des cornouillers, des platanes, des chênes et parfois des pruniers et des pommiers sauvages.
Dans notre jardin à nous, des muscadines avaient grimpé au tronc d’un vieux chêne dont les branches supportaient aussi des lianes de chèvrefeuille. C’était au fond de ce jardin que j’allais méditer. Je finis par me convaincre que quelque chose m’attendait loin de Puntville, une voie que j’étais appelé à suivre mais que je ne pouvais pas encore identifier. Je n’étais qu’un gosse lorsque maman m’avait assis sur la balançoire et que j’avais ressenti pour la première fois ces prémonitions, au fur et à mesure que le siège me faisait monter plus près du ciel. C’était un instant de parfaite harmonie : je voyais cette voûte d’azur, ponctuée de nuages – à portée de main -, un espace pur de toute trace humaine, un endroit que l’on exploiterait jamais, un dôme immense et bleu, vaste à l’infini — juste au-dessus de moi. J’éprouvais comme un vertige tandis qu’elle me poussait toujours plus haut, le vent s’accrochant sur mon visage, l’air caressant mes membres : cette poussée continue, vertigineuse me propulsait vers une ivresse de béatitude. Si la terre était déchue, me disais-je, tel n’était pas le cas du ciel. Tandis que ma mère appuyait sans relâche sur les cordes de la balançoire, il me poussait des ailes, mes jambes parcouraient l’air libre, mes mains s’élevaient, s’élevaient toujours plus haut vers ce paradis d’azur…
Notre maison avait des volets tout blancs, plantés sur des gonds de fer qui grinçaient quand on les ouvrait. La nuit, maman vérifiait toujours deux fois que tout était bien verrouillé, que chaque volet était bien rabattu avec le loquet mis. Elle venait souvent dans ma chambre parce que j’avais peur de dormir seul, tout autant qu’elle, je crois. En fait, je suis vraiment sûr que maman avait encore plus peur que moi ; mais elle prenait l’air brave et le cachait bien. C’est pour ça que je ne m’en étais pas rendu compte tout de suite. Elle me tenait serré dans ses bras, me disait combien elle m’aimait.
Je la regardais et lui demandais : « Plus que tout ?
« Oui, plus que tout !
« Plus que tout au monde ? insistais-je. Plus que Dieu le Père ? Plus que l’alpha et l’oméga ? [2]
« Oh, Johnny… faisait-elle avec un petit gloussement et en hochant la tête, le pasteur Jacobs serait vraiment fier de toi. Il n’y a rien à dire, tu as tout pour faire un vrai soldat du Christ ! »
Je serrais mes poings. Le souffle me manquait, ma gorge se serrait aussi. Un soldat, oui. Je ferais un bon soldat.
Sa chaleur, comme le baume des sermons du pasteur Jacobs, éteignait le feu de mes veines, étanchait l’adrénaline qui secouait mon corps, trop petit pour contenir tout le sang rageur qui s’élançait, devenu fou, et me commandait de désobéir… Je ne peux pas oublier ces nuits passées dans le lit aux pieds de fer, avec les draps de coton blanc fraichement lavés remontés jusqu’à mon menton, avec ma mère à mon chevet. Elle ramenait mes cheveux en arrière, respirant doucement. Je percevais le soulèvement régulier de sa poitrine et cela suffisait pour un moment à faire taire tous les cris et les chuchotements de ma mémoire qui me tourmentaient. Lové tout contre elle, j’enfonçais mon visage dans son épaule ; sa main enlaçait mes doigts et nous formions comme une boule, comme un petit univers parfaitement uni. J’avais appris par cœur des passages des Evangiles de Matthieu, Marc, Luc et Jean. Maman m’écoutait les réciter, fixant ses yeux sur moi avec une soudaine lueur d’espoir. Je lui promettais qu’un jour je serais comme le pasteur Jacobs ; je ferais paître les brebis du Seigneur dans son pré et je serrerai la main du Prince de tous les rois de la terre…
Lorsqu’un soir, par une nuit pluvieuse, le fermier Jenkins se glissa de nouveau sur notre perron, mes poings étaient déjà raides à mes côtés ; ils tenaient maintenant à peine dans mes poches, tellement j’avais grandi vite, portant des chaussures du 44 – une taille d’homme – bien que je n’aie que treize ans. Lolly se mit à aboyer. Son aboiement était rageur, mais ses 30 cm au garrot ne pouvaient rien changer : elle n’était qu’un roquet braillard dépourvu de crocs suffisants pour dissuader l’adversaire. Des effluves de savon bon marché et d’aftershave se mêlaient à un fumet huileux d’ail, de fumée recuite, d’alcool et de sueur — tout cela flottait sur le perron, entrait dans la maison, venait jusque dans ma chambre. Il commença à faire sonner les pièces de monnaie dans sa poche. Ecrasant les marches du petit escalier, il avait enfoncé la porte moustiquaire d’un coup de pied et se trouvait juste sous la fenêtre de ma chambre. Ma mère faisait silence, voulant lui faire croire qu’elle dormait.
« Mabel, tu m’entends ? Ici, c’est aussi chez moi. Tu vas le regretter si tu ne descends pas en vitesse m’ouvrir la porte ! ».
D’une main douce, elle écarta les cheveux de mes yeux et posa ses lèvres chaudes sur ma joue. « Je reviens tout de suite », murmura-t-elle. Mais je savais qu’elle ne le ferait pas.
C’est alors que j’ai décidé que j’avais suffisamment attendu, à essayer de devenir le berger du Seigneur pour faire plaisir à maman. Cela faisait des années. Tout ce temps, passé assis sur mes poings, à supporter tout, à écouter des sermons, à attendre qu’ils descendent en moi et transforment mon cœur en révolte en un lieu béni du Seigneur… Eh bien, ça ne marchait pas et je n’allais pas continuer d’attendre !
Je mis à apprendre la boxe dans l’ancienne église désaffectée qu’on utilisait comme entrepôt pour stocker le fourrage des animaux de ferme qui servaient à l’écurie et au commerce de produits fermiers de Jenkins. Son affaire était l’une des plus prospères de Puntville. On disait même qu’il envisageait d’en faire une encore plus grosse affaire — dans le Nord. Quelle blague : les gens du Nord préféreraient fermer toutes leurs boutiques plutôt que de laisser redneck (plouc) s’installer sur leurs plates-bandes ! Ils faisaient du vrai business, eux, les gars du Nord, ils travaillaient dur. Le vieux Jenkins n’était vraiment pas à la hauteur. Tout ce qu’il savait faire marcher, c’était la traitrise ; et c’est une qualité que beaucoup de gens du Sud partageaient. Il y avait deux catégories chez nous : ceux qui tirent les ficelles et ceux qui lèchent les bottes ; pour ceux-là, ce n’était pas une question de couleur de peau : on léchait les bottes simplement quand on était trop pauvre. Pour moi, il y avait les oui m’sieur – les humbles serviteurs du Seigneur qui restaient couchés toute leurs vie – et les autres, ceux qui disent non m’sieur, moi je ne vais pas passer ma vie à ramper ; allez-y, envoyez-moi au tapis en tapant en-dessous de la ceinture ; je me relèverai, quoi qu’il arrive, parce que moi je ne veux plus tendre l’autre joue !
J’étais finalement converti : j’appartenais maintenant à la classe de ceux qui disent non m’sieur.
Eloignée de tout, la vieille église désaffectée était très calme. La nuit, je quittais subrepticement la maison pour aller y faire des rounds avec mes potes. C’était bien. Mon corps devenait plus fort et plus discipliné ; avec mon âme indécise, j’avais tout intérêt à pratiquer l’endurance. Mais j’avais déjà du caractère et du talent, un sens du tempo aussi parfait que si un métronome avait été placé au bord du ring pour m’indiquer chacun de mes mouvements. Mes jambes se comportaient si bien que personne ne pouvait m’approcher ; mon jeu de jambes et ma vitesse étaient des instruments de précision. J’échappais à mes adversaires comme un serpent, pour mieux les abattre ensuite avec une série de coups parfaitement combinés et exécutés.
C’est là aussi que j’ai compris en quoi j’étais beau. Je commençai à avoir une certaine réputation auprès de mes potes. J’étais leur idole. Certains avait les genoux mous rien que de me regarder en train de m’échauffer avec un shuffle. Qui pourrait m’atteindre, maintenant ? J’étais toujours croyant, plus que jamais. Je savais enfin pourquoi je me battais. Tout était logique. Aucun adversaire ne pouvait plus espérer m’allonger. Moi, au contraire, je pouvais leur décocher un double enchaînement en un clin d’œil et repérer leur bluff rien qu’en observant leur jeu de jambes. J’avais ma technique : « rope-a-dope », esquive et shuffle enchaînés — imparable. Et je ne me vante pas : tous mes potes étaient d’accord. Mais ce qu’ils ne comprenaient pas, c’est pourquoi je continuais d’aller voir le pasteur Jacobs. « Qu’est-ce que tu fous ? Tu veux devenir prêcheur ? A quoi ça te sert, Johnny boy ? Tu vas pas aller au ciel plus vite ou devenir plus riche ! » Ils me tapaient sur l’épaule et me donnaient deux ou trois bourrades en blaguant : « Quand je shuffle dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun adversaire ! Car nul ne battra celui qui suit la voie du berger et sait qu’il va gagner ! » Cela me faisait sourire et ils continuaient de se moquer de moi joyeusement, fixant leur entrejambe d’un air salace : « Car tu es avec moi : ta houlette et ton bâton me rassurent ! »
« Oh ça va, les mecs ! » protestais-je.
« Johnny boy est parti pour prêcher la bonne parole, amen ! » disaient–ils en marmonnant au travers de leurs protège-dents. « Monte en chaire, Johnny, et fais-nous un sermon. Alors, pasteur Johnny, quel est le thème de l’homélie de ce dimanche ? »
Franky me désignait du doigt. Clignant de l’œil et faisant un signe de croix, il ajoutait d’une voix trainante exagérée : “Seigneur, jamais aucune parole impie ne sortira de ma bouche, car toujours mon protège-dents me gardera tandis que je ramènerai mes biens chers frères sur le droit chemin ! »
Ils avaient raison de se moquer de moi mais je ne pouvais pas leur dire que tout cela c’était pour maman. Uniquement pour maman.
Cette nuit-là, je revins à la maison et attendis d’entendre le bruit des pièces de monnaie, de sentir l’odeur d’ail et de savon bon marché venir flotter jusqu’au perron. Lorsque je perçus le bruit de ses pieds qui trainaient la poussière et les feuilles mortes à une certaine distance, je sortis de l’ombre de la lampe à gaz et marchai jusqu’à l’angle, juste en haut des marches. Je me tins là, la longue rampe de bois confortablement calée sous mon bras. Je retins mon souffle et dit ma dernière prière : « Dieu du ciel, qu’il récolte ce qu’il a semé ! ». Je pris la faux et crachai sur le tranchant. Je la fis briller jusqu’à ce que je puisse voir mon beau visage sur la lame : mes dents blanches, qui souriaient. J’étais incroyablement calme. J’étais maintenant assez grand pour dominer Jenkins d’une bonne tête, surtout que je me trouvais en haut des marches. Mon pouls se mit à battre, la chaleur me montait dans les entrailles ; je n’étais plus qu’une boule d’adrénaline.
Le vieux Jenkins s’approcha du perron, comme il l’avait fait tant de fois. Naturellement, il ne s’attendait pas à me voir. Il entendit d’abord ma forte respiration, tandis que je soulevai la lame étincelante comme pour le saluer. C’est elle qu’il vit ensuite, la lame. Stupéfait, il bafouilla : « Johnny boy, qu’est-ce que tu fous ? » Je lâchai le coup. Un swing parfait, idéal pour découper sa vieille peau flapie : le fer trancha net son cou de poulet caquetant. La tête bafouillait toujours « Johnny Boy » lorsqu’elle heurta la marche avec un bruit sourd — énorme. En un éclair, tout fut fini : un peu de bave coulait de sa bouche, mêlée au sang cramoisi, avec cet air idiot qu’il avait toujours dans les yeux. Je lui fermai les paupières pour bien faire les choses. Maintenant je savais que mes poings étaient assez gros pour parler. J’enlevai mon protège-dents et le mit dans ma poche. Bien que je ne lui aie jamais parlé, c’est maintenant que j’avais quelque chose à lui dire. Je me penchai pour m’approcher de son oreille : « Tu ne peux plus la récolter comme ton blé, c’est fini ! »
Je me sentais bien. Vraiment bien. C’était fini, cette lutte avec mon ad-ver-saire. Enfin ! Du moins, c’est ce que je croyais.
A vrai dire, je ne sais pas si ce que j’avais fait était juste. Tout ce que je sais, c’est que ça paraissait juste. Mes entrailles me le disaient. Mais il fallait que je quitte la ville ; je suis parti dans le Nord. Les autorités n’ont pas pu prouver que c’était moi et – de toutes façons – Jenkins avait des ennemis ; même les autorités le détestaient. Eux aussi étaient probablement contents de le voir mort. Puntville ne me manqua pas — pas du tout. Mais c’est maman qui me manquait. Ce n’aurait pas été prudent de revenir dans le Sud tout de suite pour la voir. Il fallait attendre un peu.
Je découvris que le vieux Jenkins avait en fait toute une botte d’ennemis et que l’un des principaux était le shérif Baker, ce qui tombait bien pour moi. Il avait interrogé maman au sujet de Jenkins. Elle lui avait raconté une histoire de fournisseurs pas payés, qui l’avaient poursuivi depuis les écuries jusqu’à Clay Street, là, chez elle. Une querelle qui avait mal tourné. Et la faux ? Oh, quelqu’un avait dû la voler chez le vieux fermier. Tout ça n’était probablement pas très convaincant mais le shérif l’avait gobé parce que le pasteur Jacobs avait ramené son grain de sel et affirmé que j’étais un bon garçon, élevé dans la crainte du Seigneur et que je m’étais préparé pour aller m’inscrire à une faculté de théologie où j’étais maintenant, dans le Nord. Maman m’écrivit des lettres. Le temps passa. Il fallait que je la revoie. J’étais très fier de moi, maintenant et j’espérais qu’elle le serait aussi. Pourtant, je n’avais pas rempli ma part du marché. Je n’étais pas devenu l’un des bergers du Seigneur. Mais j’avais fait mieux, non ? Là-bas, dans le Nord, j’avais appris à devenir un vrai boxeur, un professionnel. J’étais devenu un champion, un des poids lourds numéro un de tous les Etats-Unis.
Lorsque j’arrivai finalement un soir à Puntville, je reconnus notre vieille maison aux volets blancs, maintenant plus grisâtres que blancs, écaillés sur les bords. Je reconnus Lolly, une vraie démangeaison d’aboyer sur pattes, à fourrure grisonnante, et avec des plaques de peau apparente sur l’arrière-train — toujours aussi gueularde. Je reconnus notre maison et la porte moustiquaire, avec plus de plaques de rouille sur le grillage et grinçant sur ses gonds. Mais je ne reconnus pas maman. Ou plutôt je ne voulus pas la reconnaitre. Elle aussi, ses cheveux avaient grisonné. Elle était un peu courbée, avec une canne de jonc à la main droite, sur laquelle elle s’appuyait avec ses doigts tremblants, noueux comme les branches d’un vieux cornouiller. Elle me sourit. Je lui rendis son sourire. Ses yeux s’éclaircirent alors soudainement comme si un météore avait traversé la Voie Lactée — puis la lumière morne de cette soirée nuageuse était revenue. Une tranche de clair de lune montait la garde sur notre perron, tandis que nous nous retrouvions là pour notre rendez-vous, après dix ans de séparation. Je baissai les yeux, vers la canne. Mes muscles tendus se relâchèrent, comme le reste de mon corps. Mes poings, toujours actifs et prêts à entrer en action au moindre mouvement étaient maintenant deux paumes ouvertes, vides. Le flux régulier et brûlant de sang et d’adrénaline qui bondissait dans mes veines rebelles s’arrêta brusquement et je me sentis comme suffoquer.
« Pourquoi t’arrêtes-tu sur notre seuil, silencieux comme un repenti, mon fils ? Eh bien, rentre. Tu dois être fatigué après un si long voyage ».
Je la suivis. Nous nous assîmes sur le grand canapé. « Comment vas-tu, mon fils ? »
« Maman, fis-je, tandis que mes lèvres tremblaient, que mes poings se tendaient et se relâchaient à nouveau et que des plaques de sueur montaient sur ma peau. L’espace d’une brève seconde, tout s’arrêta comme sur un coup de frein strident : je ne me souvenais plus de rien. De rien. Puis toute cette nuit revint dans un flash ; mon sang qui bouillait, la sueur qui couvrait mon visage. Je saisis son bras et bafouillai : « Maman, tu n’as plus besoin d’avoir peur de lui. J’ai réglé le problème.”
Elle détourna son regard.
« Maman, qu’est-ce qu’il y a ? Dis-moi ! »
Elle posa sa canne de jonc sur le sol et prit le temps d’une pause. Puis elle saisit ma main, tremblante. « Tu ne comprends pas. Jenkins, mon fils, c’était ton papa ».
[1] Ndt : les citations de la Bible sont toutes prises à la traduction Segond.
[2] Cf. Apocalypse de St Jean, 1 :8 : « Je suis l’alpha et l’oméga, dit le Seigneur Dieu, celui qui est, qui était, et qui vient, le Tout-Puissant ».
Traduction: Jean-Baptiste Picy https://tieflander.tumblr.com/ (plater@libertysurf.fr)
Copyright © 2018 Sydney Alice Clark .
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